Zinoviev et la logique de la "Katastroïka"
L'OEUVRE d'Alexandre Zinoviev apparut en France au printemps de 1977 avec la publication en français des Hauteurs béantes, satire mordante mais désespérée d'une société qui ne pouvait être réformée. Dans le ronron uniforme des écrits dissidents qui dissertaient tristement sur la trahison des idéaux du communisme, les paraboles de ce logicien firent l'effet d'une bombe : n'affirmait-il pas, contre tous, que les idéaux du communisme étaient effectivement réalisés dans son pays, que le principe " à chacun selon ses besoins " y était désormais appliqué et que celui qui n'en était pas convaincu s'excluait de lui-même du paradis ?... Non seulement, il se montrait fier d'" exposer publiquement une opinion non conforme à celle des autorités et, par voie de conséquence, à celle du peuple tout entier, puisque lesdites autorités passent leur temps à exprimer les pensées et les aspirations profondes du peuple ". Mais encore il osait démontrer en " logicien de la vie sociale " et grâce à une observation concrète la faillite de tout un système...
Paru en 1976 en russe à L'Age d'homme, les Hauteurs béantes firent immédiatement sensation à Moscou où l'on se repassait les exemplaires arrivés subrepticement. Quelques jours plus tard, il fut renvoyé de l'Université, puis bientôt chassé de l'Institut de philosophie où il travaillait depuis vingt-deux ans, boudé par la plupart de ses ex-amis, privé de tous ses titres scientifiques et de ses décorations militaires, déchu de la nationalité soviétique en septembre 1978 alors qu'il se trouvait en voyage à Munich. " Mon plus grand crime n'était pas la parution d'un livre en Occident. C'était d'avoir écrit un livre sur mon entourage (l'intelligentsia russe), et qui plus est un livre pertinent, si l'on en juge par son succès. Si mon livre avait été mauvais et avait diffamé vraiment la réalité en la travestissant, on ne s'en serait pas pris à moi avec une telle véhémence ".
Après quinze années et quatre secrétaires généraux du PCUS, en dépit _ ou à cause _ des bouleversements survenus dans son pays, Alexandre Zinoviev, devenu citoyen allemand, poursuit méthodiquement son travail de démolisseur. Il publie cette semaine son vingtième livre, Katastroika, en même temps que ses Mémoires intitulés les Confessions d'un homme en trop, prouvant une fois de plus qu'il est toujours cet " otchtchépénets ", cet exclu volontaire, cet " homme en trop " qu'il fut à Moscou jusqu'à cinquante-six ans. Jamais autorisé de publication en URSS jusqu'à ce jour (1), alors que les dissidents et les émigrés de toutes les époques sont édités : " Plusieurs personnes me disaient que mes livres seraient bientôt publiés en URSS et que l'interdiction me frappant serait annulée. " On a réhabilité Kamenev, Zinoviev, Boukharine. On parle de manière positive de Trotski ! On autorise la publication de Goumilev, Pasternak, Akhmatova, Tsvetaieva, Platonov, Boulgakov et tant d'autres. On mentionne dans la presse Soljenitsyne (2) Nekrassov, Galitch et Axionov. Un peu de patience, et votre tour viendra ! " Non ! Mon tour ne viendra jamais, car mes oeuvres n'ont pas perdu et ne perdront pas de sitôt leur actualité. Leur objet principal, ce sont les lois et les mécanismes de la société communiste qui restent inchangés et immuables quels que soient les changements dans la vie courante du pays. Je décrivais et je continue à décrire ce qui ne peut être corrigé sans menacer l'existence même de la société soviétique. " Incroyant en l'avenir radieux comme en la perestroika, quitte à rester isolé, il veut surtout rester lucide. " Je suis sûr qu'en Russie, aujourd'hui, on comprendrait mes livres ", dit-il.
KATASTROIKA... Ce titre, qui pour Zinoviev n'est nullement un jeu de mots gratuit, va sans doute désespérer l'Occident qui a mis tant d'espérances en Mikhail Gorbatchev. Mais, incontestablement, c'est là un livre qui devrait faire réfléchir les politiques au moins autant que les simples lecteurs, par son humour décapant. " Dès le début de la perestroika gorbatchévienne, les choses changèrent radicalement, écrit-il dans son prologue. Non pas que l'aspect extérieur du pays et la vie des gens se fussent améliorés (au contraire tout cela s'aggrava). C'est le point de vue des dirigeants sur toutes ces choses qui changea en pire. Finie l'époque _ la première période de l'histoire soviétique _ où l'on cachait les défauts. La nouvelle ère reconnaissait les défauts, mieux elle les montrait du doigt. Cette stigmatisation n'était du reste pas tant destinée aux citoyens soviétiques qui connaissaient ces défauts mieux que quiconque, qu'à l'usage des pays occidentaux. On peut dire que ce fut une véritable orgie de contemplation complaisante des différentes tares du pays dont on entreprit de se vanter devant l'Occident (...) Puisque le pouvoir soviétique reconnaissait qu'en URSS les choses allaient mal et que les gens vivaient mal, les Occidentaux décidèrent que c'était signe que les choses n'allaient pas si mal. Du coup on pardonna à l'Union soviétique tout le mal qu'elle avait causé, parce qu'elle avait reconnu une infime partie de ce mal..." Vaste entreprise d'autostigmatisation organisée.
Abandonnant Iebansk, la "ville-foutoir" des Hauteurs béantes, de l'Avenir radieux (Prix Médicis étranger 1978), des Notes d'un veilleur de nuit, Alexandre Zinoviev se transporte à Partgrad (la ville du parti), localité de province imaginaire qui va devenir un "phare de la perestroika", une "cité-modèle de la nouvelle ligne générale" et qu'on va, sur ordre de Moscou, "ouvrir" aux étrangers enthousiastes pour leur montrer ce qui ne marche pas : huit itinéraires répulsifs d'un Baedeker (ou d'un Guide bleu) "nouveau style" pour une leçon édifiante d'histoire contemporaine et de sociologie dont le style féroce et dru, l'humour décapant ont été admirablement rendus par le travail de son traducteur attitré Wladimir Berelowitch ("Nous devons réaliser une perestroika de notre langage", propose l'auteur). Comment ne pas éclater de rire par exemple à la Roue sanglante, la désopilante parodie de la Raie rouge, de Soljenitsyne, un "écrivain émigré", qui met en scène Lénine dans son cercueil entouré de ses disciples parmi lesquels Khrouchtchev, Staline,Gorbatchev, Sakharov... Eltsine !...
SEULES la dérision et la satire la plus burlesque, la plus grossière, obscène même, sont, selon l'auteur, aptes à rendre compte de la réalité afin de débusquer les fondements d'un système qui pousse la logique à un point d'aberration difficilement compréhensible pour les Occidentaux que nous sommes. Il est vrai, que Zinoviev n'éprouve pas vraiment pour nous de sympathie, ou d'estime. Et qu'il ne nous pardonne pas une crédulité entretenue par l'ignorance délibérée. Dans ses Confessions d'un homme en trop qui, par hasard (3), paraissent en même temps que Katastroika (alors qu'elles ont été écrites l'année précédente), Alexandre Zinoviev _ né cinq ans après la révolution d'Octobre _ "né pour devenir un citoyen modèle dans une société communiste idéale", raconte comment il s'est toujours trouvé dans l'histoire à contre-courant. Dans un style complètement différent de l'humour bouffon de Katastroika, sans doute beaucoup plus destiné aux "étrangers" que ses autres oeuvres, il tient à expliquer clairement, longuement, quitte à se répéter parfois, les faits marquants de son existence en corrélation très étroite avec les événements de son pays.
Souvent, pourtant, les deux livres se complètent : "Les gorbatchéviens ne sont pas une poignée d'hommes réunis autour de Gorbatchev, précise-t-il avec beaucoup de clairvoyance dans un des derniers chapitres des Mémoires. "Ce sont des centaines de milliers de fonctionnaires de tout genre qui ont commencé leur carrière dans les années khrouchtchéviennes, ou à la fin de la période stalinienne, et qui sont parvenus aux échelons moyens ou supérieurs du pouvoir sous Brejnev ou Andropov. Pour toute une série de raisons, le phénomène prit l'Occident au dépourvu... La politique de démocratisation est une mesure temporaire des autorités d'un pays non démocratique en réponse au défi de la démocratie occidentale, dont le seul but est de résoudre des problèmes qui n'ont rien à voir avec la démocratie. Ceux qui connaissent la structure réelle du système soviétique savent bien que ce dernier ne changera pas de façon substantielle, même si cent pour cent des fonctionnaires sont remplacés par des sympathisants de Gorbatchev, même s'ils sont élus parmi des dizaines de candidats " non uniques " et même si les partis politiques sont autorisés. Cette démocratisation apparente cache un processus plus profond (...), Gorbatchev tend à mettre en place les mécanismes qui rendraient possible une dictature personnelle en dehors du parti. Ce serait donc un appareil de superpouvoir de type stalinien, d'où la volonté du numéro un de renforcer le pouvoir du Soviet suprême et du " président ".
DANS cette optique, il sera passionnant de considérer vendredi soir chez Bernard Pivot le face-à-face d'Alexandre Zinoviev avec Boris Eltsine, de l'émigré déchu de sa nationalité pour avoir " nui au prestige soviétique " et du contestataire officiel, à condition évidemment que le nouveau député de Sverdlovsk _ élu dimanche avec 85 % des voix _ ne soit pas retenu par les exigences de sa candidature à la présidence de la Fédération de Russie... Quoi qu'il en soit, malgré (ou à cause de) sa mégalomanie indubitable, son mode de pensée et d'expression typiquement soviétique, sa hargne dans la lucidité, sa fécondité (21 titres publiés en français depuis 1977, des articles, des manifestes, etc.), sa rancune irréconciliable à l'égard de ses " anciens condisciples, disciples, collègues, compagnons de bouteille et amis (qui) font maintenant partie de l'entourage de Gorbatchev " (" J'ai eu beau multiplier les observations, je n'ai pas remarqué entre eux plus de différences significatives qu'entre les punaises qui se glissent dans les interstices d'une isba "), il fait la preuve une fois de plus qu'il existe, qu'on le veuille ou non, un " phénomène Zinoviev ".
ZAND NICOLE
L'action de ce roman se situe à Partgrad, ville qu'on chercherait en vain sur une carte de l'Union soviétique, dont elle est pourtant le symbole. C'est une ville de province, plongée dans une léthargie de plusieurs décennies, enlisée dans la «stagnation» brejnévienne, diraient les gorbatchéviens.Or, voici que ces mêmes gorbatchéviens décident d'en faire la cité modèle de la nouvelle ligne générale. Et Zinoviev d'appliquer à la situation de Partgrad les grands thèmes, les poncifs de la perestroïka et de la glasnost. La glasnost implique, en particulier, qu'on ne cache plus les imperfections du système. Et la direction de Partgrad va jusqu'au bout : désormais, on fera venir des Occidentaux pour leur montrer tout ce qui ne marche pas. On peut être sûr qu'ils seront enthousiastes. La katastroïka n'est pas loin... Le plus célèbre exilé russe, déchu de sa nationalité. L'auteur explique "clairement, longuement, quitte à se répéter, les faits marquants de son existence en corrélation très étroite avec les événements de son pays" (N. Zand).
Editeur(s) : L'AGE D'HOMME
Genre : LITTERATURE - DOCUMENTS
Présentation : Broché - 208 pages - 300 g - 16 cm x 22 cm
ISBN : 2825100080 - EAN : 9782825100080
Poids | 0,40 kg |
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